France, États-Unis et transformation digitale : 5 questions à David Fayon

Je connais David Fayon depuis de nombreuses années. Nous avons écrit trois livres ensemble. Le dernier, La transformation digitale pour tous !, est sorti en avril 2022. David est un observateur avisé du monde numérique, auditionné par de nombreuses instances comme le Sénat, intervenant dans plusieurs Grandes Écoles et universités, mentor auprès de start-up, il a aussi fait un passage aux États-Unis, à l’épicentre de l’écosystème numérique américain. Son expérience et sa prise de recul sur l’état de la digitalisation de la France sont riches d’enseignements. Aussi j’ai souhaité l’interviewer pour qu’il partage sa vision aux lecteurs de ce blog.

Quels enseignements as-tu tirés des trois ans (2014-2017) que tu as passés dans la Silicon Valley ?

Les enseignements sont ceux que je décris dans mon livre Made in Silicon Valley – Du numérique en Amérique malheureusement épuisé*. L’art du pitch qui est développé chez les enfants dès l’école primaire avec des prises de parole fréquentes devant leurs camarades et les exposés, l’importance du réseau que l’on constate avec LinkedIn, la capacité d’exécution très rapide (on agit et on fait les comptes ensuite qu’ils soient bons ou mauvais. C’est un principe que l’on retrouve aussi dans l’armée américaine alors qu’en France on crée des instances, on réunit des comités, on sur-administre et finalement lorsqu’un projet est lancé nous sommes déjà doublés), la capacité à lever des fonds notamment dans la Silicon Valley et à San Francisco mais aussi à New York et quelques autres places fortes avec un facteur 10 fois supérieur en moyenne par rapport à la France (c’est aussi ce que souligne Rodrigo Sepúlveda Schulz dans La transformation digitale pour tous !), le passage rapide à l’échelle lié également à l’immensité d’un marché homogène de près de 330 millions de personnes vs la mosaïque européenne, le droit à l’erreur. Nous avons aussi le rapport à l’argent sans tabou hérité d’une culture protestante où le prêt à intérêt n’était pas condamné contrairement à la religion catholique, la culture du résultat, la captation des talents du monde entier. Ces différences sont illustrées dans le schéma qui suit.

Made in Silicon Valley, comparaison États-Unis – France

La porosité entre la vie professionnelle et la vie personnelle est par ailleurs très forte. Lors d’un barbecue chez des connaissances on peut échanger sur un projet professionnel, une idée de start-up ou même vendre des produits tout en passant un moment convivial. La France avec le télétravail et les outils associés lors de la crise du covid a en partie rattrapé son retard. On retrouve aussi le rattrapage en France pour la culture du résultat plutôt que celle de moyen qui est fortement ancrée dans les grosses organisations. Par ailleurs, les Américains de la Bay Area se réveillent plutôt tôt parfois pour les CSP+ en faisant du sport dès le lever à 5 heures du matin, quittent le bureau souvent de bonne heure mais a contrario acceptent notifications et messages après le travail et répondent souvent après avoir quitté le travail.

Certains principes observés dans la Silicon Valley se réalisent depuis quelques années en France comme le dynamisme pour la création et le développement de start-up mais on a encore beaucoup de mal au-delà de la com et de l’image d’Epinal de la start-up nation – emprunté du reste à l’État d’Israël – à rendre cela possible pour les grosses organisations. Depuis 2017, l’État a grossi, le nombre d’agents de l’administration a augmenté sans que les services publics s’améliorent (cf. nombre de lits dans les hôpitaux, niveau de l’Éducation nationale attesté par la position de la France dans les classements PISA), la dette a explosé. Et in fine l’administration dans son ensemble n’a pas réalisé la transformation digitale attendue et reste en silos. Nous ne pouvons que déplorer l’incapacité à se projeter et à avoir une vision.

*Si vous voulez le recevoir écrivez à sv@davidfayon.fr et David vous en adressera un au format numérique.

Pourquoi est-il important de mesurer la maturité digitale d’une entité économique ?

Comme écrivait Sénèque, « Il n’y a point de vent favorable à celui qui ne sait où il va ». Est-ce que votre entreprise ignore son chiffre d’affaires, ne connait pas ses clients, est-ce qu’une voiture n’a pas de tableau de bord avec des indicateurs comme celui de vitesse vous mettant à la merci de faciles retraits de points ? La mesure dans une société est cruciale pour avoir des repères et agir en conséquence.

Aussi, pour toute organisation, que ce soit une TPE, une ETI, un grand groupe ou même une administration ou une association, il est important de connaître ses forces et ses faiblesses sur une échelle fiable, de pouvoir également se comparer à des concurrents de façon objective avant d’entamer sa feuille de route de transformation.

Les dirigeants doivent en effet pouvoir se situer dans le monde dans lequel ils évoluent. Sans repère et sans outil de mesure, ils risquent de naviguer à vue, dans le flou, ne pas voir des concurrents plus agiles les dépasser et se faire ainsi ubériser de fait. En outre, un outil pour se mesurer peut permettre de voir les progrès accomplis entre deux périodes de temps et venir concrétiser les actions que les dirigeants auront menées. Aussi, pour continuer à exister, être apprécié de ses clients/administrés/abonnés, se développer, il est nécessaire de disposer d’un outil de mesure qui peut être un préalable à la réalisation de sa transformation digitale laquelle est vitale. Il s’agit d’une question d’adaptation de son entreprise dans un monde VUCA (pour Volatility, Uncertainty, Complexity et Ambiguity).

C’est pour cela que nous avons développé ensemble une méthode de mesure de la maturité numérique de toute organisation. Celle-ci repose sur 6 leviers (Stratégie, Organisation, Personnel, Offre, Technologie & Innovation, Environnement), chacun étant lié au numérique. En l’appliquant et en collectant des éléments de preuves, on mesure sur chacun des indicateurs constitutifs des 6 leviers le niveau de maturité atteint à un instant donné.

Cette méthode DIMM (Digital Internet Maturity Model), librement utilisable, est détaillée dans le livre La transformation digitale pour tous ! Chaque indicateur peut ainsi être évalué sur une échelle de 1 à 5 avec des critères à vérifier tel un audit pour atteindre le niveau considéré.

Quel est ton indicateur préféré du modèle DIMM et pourquoi ?

Je n’en ai pas à proprement parler. Ils ont tous une utilité et assurent la complémentarité et l’exhaustivité souhaitée du modèle. Certes certains sont là pour l’ensemble des organisations depuis la TPE au grand groupe, d’autres parmi les 115 ne sont applicables que pour certaines catégories d’organisations. Depuis la v0 du modèle bâtie en 2014 qui était une bêta car certains indicateurs décrits restaient à co-construire avec la communauté des lecteurs et des premiers praticiens du modèle, la v1 de 2019 a introduit des coefficients (1, 2 ou 3) pour les indicateurs et certains indicateurs ont des niveaux d’exigence à atteindre variables selon les secteurs d’activité identifiés, 18 au total (par exemple automobile, médias, santé, tourisme). C’est une grosse évolution. La v2 cette année vient peaufiner la v1 en introduisant 2 nouveaux indicateurs pour le levier Environnement qui est stratégique dans un monde fini de ressources avec des tensions qui émergent entre les super puissances.

Je vais néanmoins citer deux indicateurs, le PE1 qui est l’indicateur d’expertise numéro 1 dans le levier Personnel : Capacité à attirer des talents et à les fidéliser. Il trouve un écho accru en cette période post-covid de grande démission. On constate que de nombreux jeunes diplômés de brillantes écoles de commerce (HEC, ESSEC, ESCP Europe, EDHEC, etc.) ou d’ingénieurs (Polytechnique, Télécom, Ponts, ENSTA, etc.), après quelques années dans l’entreprise à manipuler des données sous Excel ou à pondre des Powerpoint, font un burn out et faute de question du sens dans l’entreprise décident de vivre autrement au contact de la nature. Il prend en compte également pour le niveau 3 de maturité la vision à 360 degrés du management comme on le constate sur LinkedIn dans les recommandations données qui peuvent émaner de plusieurs personnes dans l’entreprise mais aussi de clients, partenaires, fournisseurs. Récemment je rencontrai Loïc Le Meur, de passage à Paris. Il avait réussi professionnellement, avait de l’argent et s’est rendu compte que la réussite matérielle ne suffisait pas. À côté du monde physique et du digital, il lui manquait une 3e dimension, celle du monde spirituel. Après une crise existentielle, après avoir rencontré un chamane il est parti vivre simplement pendant plusieurs mois dans la forêt amazonienne en pratiquant le jeûne entre autres. Il revient plus fort avec les technologies ancestrales et veut faire un pont entre celles-ci et les technologies modernes à travers la conférence PAWA pour des entrepreneurs également conscients pour la planète. [NDLR : écouter à ce sujet l’excellent n°280 du podcast Génération Do It Yourself de Matthieu Stefani, consacré à Loïc Le Meur].

Je pourrai également citer l’indicateur OFC2 qui est l’indicateur commercial numéro 2 dans le levier Offre : Capacité à piloter ses stocks et à initier des réassorts automatiques grâce au numérique tout en étant en flux tendus. Quand on va sur le site decathlon.fr par exemple, on peut voir si un produit est disponible dans un magasin près de chez vous, se le faire livrer à domicile selon la qualité de service souhaitée, aller le retirer le lendemain dans le magasin de son choix même si dans ledit magasin il n’est pas disponible. La gestion du back office est remarquablement faite. C’est de la cuisine interne du point de vue du client qui est mieux servi, où il veut selon son canal préféré au moment donné et les stocks sont pilotés par Décathlon en quasi-temps réel. J’ai fait par exemple l’expérience pour acheter une roue de ma trottinette non électrique (VIR, Véhicule d’Intervention Rapide) que j’ai pu récupérer dans un petit casier dans le Décathlon de mon choix (à 400 mètres de mon bureau en l’occurrence) avec un code reçu par SMS, ce qui m’a évité de faire la queue par ailleurs.

Les pouvoirs publics ont-ils pris la mesure du numérique ?

Non. Ils ont surtout pris la mesure de la communication autour du numérique notamment avec les réseaux sociaux.

Cédric O avait une vision pour la levée de fonds et a apporté beaucoup de ce point de vue-là alors qu’en matière de souveraineté nous étions très (trop et sommes toujours trop) liés aux États-Unis comme par exemple pour les données de santé via Microsoft, ce qui n’est pas acceptable, les données de santé sont sensibles, pas seulement au sens de la CNIL. En outre, elles ont une valorisation importante. Il semblerait que Jean-Noël Barrot qui est à présent ministre délégué et non plus simple secrétaire d’État comme ses prédécesseurs soit plus sensible à la souveraineté même si techniquement il ne dispose que d’un vernis. Il est plus dans un registre politique. Il faudra juger dans les actes et dans la durée. Tout ce qui ira dans le bon sens sera salué, tout ce qui sera contraire à nos intérêts, décrié avec aussi des contre-propositions constructives.

Ma fille cadette de 11 ans me disait que dans Les 12 travaux d’Astérix, le plus dur des douze à réaliser est celui de la maison qui rend fou où les protagonistes sont baladés d’un bureau à un autre avec des services qui ne se parlent pas, qui fonctionnent en formulaires. La « CERFA nation » est plus que jamais là avec des strates qui se sont additionnées les unes aux autres au fil du temps alors qu’elle est vendue enrobée en start-up nation. Ceci coûte des sommes colossales et rend les services publics moins efficaces. La dépense publique a bondi de 40 à 60 % du PIB entre 1973 et aujourd’hui alors qu’en même temps les services publics se sont dégradés et ce n’est pas un simple sentiment comme celui d’insécurité mais une réalité (Éducation nationale, Défense moins crédible sur la scène internationale, etc.).

Dans les trois administrations (État, collectivité territoriale, fonction hospitalière), nous avons encore une culture très verticalisée, en silos. Celle-ci n’est ni apprenante ni collaborative et à des années-lumières de l’holacratie. Il conviendrait de renforcer le front office pour être plus proches des administrés, des citoyens et d’optimiser le back office. Ceci se fera avec un accompagnement du changement, un dialogue social, des formations aux nouveaux outils et méthodes et une question du sens de l’intérêt général à concilier avec celle des carrières ou du moins de l’employabilité des agents.

Malgré le numérique, les services publics (écoles, hôpitaux) se sont dégradés. Le réflexe est pour ceux qui en ont les moyens d’inscrire leurs enfants dans le privé même si cela coûte plus cher et revient à payer deux fois. C’est aussi répondre à la récente injonction qui revient à souhaiter de ne pas tomber malade pour ne pas surcharger les urgences où le discernement n’est pas toujours de mise et de ne pas consulter (sic), ce qui est souvent antinomique avec de possibles cas graves. On l’a vu avec la crise de la covid qui a aggravé l’état de santé de nombreux français qui ont annulé ou décalé des rendez-vous médicaux.

La crise de la covid (comme soulignés par Yann Gourvennec et Damien Douani) ont eu des impacts positifs tant dans le privé que dans les administrations. Elle a permis de développer les téléconsultations qui participent à l’omnicanalité médicale et aussi de téléenseigner. C’est une corde en plus à la raquette mais tout n’est pas numérisable aveuglément. Nous avons besoin d’humain dans la transformation digitale et de disposer d’un mode dégradé en cas de panne (réseau, zone d’ombre, malveillance informatique, etc.).

Comment le digital contribue aux grands enjeux du secteur agroalimentaire ?

Hervé Pillaud, agriculteur atypique à la pointe du numérique, s’est emparé tôt de cette question. On pourra se référer à son ouvrage Agronumericus qui, déjà en 2015, faisait une analyse des apports du numérique au secteur. Les concepts clés étaient déjà présents même s’il convient d’observer le développement des AgriTech par exemple et d’intégrer la crise énergétique et l’évolution des coûts.

Le secteur agroalimentaire – même si sa part dans le PIB est faible – est stratégique pour la France. Ce n’est pas pour rien que chaque année le Salon de l’agriculture fait recette. On pourrait avoir davantage de famines dans le monde, liées également à des transitions démographiques trop tardives dans les pays du Sud et au réchauffement climatique. La guerre en Ukraine, « grenier à blé de l’ex URSS », révèle les fragilités intrinsèques que nous avions à la fois au niveau énergétique mais aussi agricole.

Besoins en technologie selon les secteurs

Les technologies numériques (13) que nous avons identifiées pour les secteurs d’activité (cf. page 75 du livre La transformation digitale pour tous !) sont utiles pour les prévisions (météo, achats de semences et gestion des stocks, etc.). La géolocalisation, les capteurs, les drones, etc. ne sont plus des fictions tant pour l’agriculture dite conventionnelle que l’agriculture bio. Il est intéressant de passer de l’utilisation d’intrants dans le monde agricole à l’utilisation des connaissances via le big data et l’IA pour optimiser les semis et les récoltes et le savoir-faire humain in fine. L’agriculteur est aujourd’hui plus un conducteur d’engins achetés à crédit et éloigné du contact avec la terre ou les animaux avec un recours trop important aux pesticides.

L’agriculture est à concilier avec énergie et environnement. Avec le numérique, l’enjeu n’est pas seulement de produire plus mais aussi de produire mieux avec des ressources renouvelables en ayant recours à moins d’eau, d’énergie, d’intrants. C’est un grand challenge pour lequel la transformation digitale peut s’avérer un atout indispensable. La transformation digitale est un peu comme l’argent, un bon serviteur mais un mauvais maître.

David Fayon (@fayon, https://www.davidfayon.fr est co-auteur avec Michaël Tartar de La transformation digitale pour tous !, responsable écosystème innovation dans un grand groupe, mentor pour des start-up et membres de plusieurs associations et think tank œuvrant pour le développement du numérique et de la souveraineté numérique)

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